Edith Pichler est politologue et sociologue, chercheuse et enseignante à l’Institut d’Economie et de Sciences sociales de l’Université de Potsdam en Allemagne. Son dernier essai, publié en 2013, parle de la nouvelle immigration italienne de Berlin. Ceci est la principale raison pour laquelle elle a été invitée à intervenir dans le cadre d’une journée d’étude qui se déroulera à l’Université de Nantes le 19 février et qui s’intitulera « La nouvelle migration des jeunes italiens : crise économique ou crise identitaire ? ».

Comme vous le rappelez dans vos travaux, au cours des dix dernières années, le nombre de jeunes Italiens qui émigrent a plus que doublé. Quel est le profil de ce jeune qui décide d’aller vivre à l’étranger ?

Il y a diverses typologies. C’est une migration beaucoup plus différentiée que la précédente qui concernait surtout le travail. Cette motivation est encore très importante, cependant, selon plusieurs études, on constate aussi une certaine lassitude de l’Italie d’aujourd’hui. Ces jeunes quittent le sud du pays parce qu’il y a un taux de chômage chez eux de presque 50%. Mais ils quittent également les régions dites du bien-être parce qu’ils ne voient pas d’opportunités pour eux et ils ne voient pas une société juste qui cherche à aller de l’avant. Puis, avec l’intégration européenne et les échanges culturels, ils ont, petit-à-petit, reçu une certaine identité européenne qui favorise leur mobilité. L’Allemagne est devenue un mirage pour eux, tout comme l’Angleterre et la France.

Les destinations sont donc surtout l’Allemagne et l’Angleterre. Il y en a d’autres ?

Avant que la crise arrive, l’Espagne et la France étaient aussi très à la mode. Puis, toute la publicité qui est faite en Europe pour l’Allemagne, économiquement forte et stable, ainsi que pour le mythe de cette ville nouvelle qu’est Berlin, a fait que beaucoup pensent que l’Allemagne est un pays de Cocagne. Tout le monde vient à Berlin même si, comme le disait notre maire, « Berlin est sexy mais pauvre» et offre peu de possibilités de travail à ces jeunes.

Pourquoi avez-vous choisi d’étudier et d’analyser précisément la communauté des jeunes Italiens de Berlin ? Elle présente des caractéristiques particulières ?

Parce que je vis à Berlin et que je suis italo-berlinoise. Mais aussi parce que cette communauté a des caractéristiques différentes de celles des régions occidentales de l’Allemagne. Là-bas, il y a plutôt eu une immigration liée au travail du fait des accords bilatéraux de 1955 entre l’Allemagne et la France. Alors qu’à Berlin, l’immigration a été très différente du reste du pays, entre autres du fait de sa situation politique jusqu’en 1989, après la chute du mur. C’était, et c’est encore, une ville libre où il était possible de développer des activités culturelles différentes de celles typiques de la génération des ouvriers. D’autre part, les Italiens venaient également parce que la ville était commandée par les trois Alliés et était divisée en quartiers : soviétique, français, anglais et américain. L’une des règles était que les Berlinois n’étaient pas obligés de faire leur service militaire. Cela a donc attiré beaucoup de jeunes qui, du fait de leurs origines familiales ou de leurs idées, ne voulaient pas le faire. Il s’est ainsi créé un humus de personnes un peu alternatives et libérales. C’était une ville où l’on pouvait mener différents styles de vie, où il y avait aussi de la place pour les personnes qui ne voulaient pas continuer à vivre dans une région de l’Italie où étaient appliquées des règles sociales précises qui empêchaient le développement personnel. Berlin a toujours attiré des personnes différentes – telles que les rebelles, les postmodernes et aujourd’hui cette nouvelle génération –  caractérisées par un niveau culturel élevé, comme l’explique le sociologue Pierre Bourdieu.

Quelles sont les valeurs que les jeunes émigrants italiens cherchent en particulier à Berlin et plus généralement en Allemagne ?

Naturellement, quand les jeunes pensent à Berlin, ils s’imaginent une grande ville où l’on peut s’amuser. Mais beaucoup y viennent, au contraire, pour trouver une certaine sérénité et la possibilité de réussir sans passer par d’autres voies. Une société plus juste, en résumé.

Pouvons-nous dire que Berlin est une ville multiculturelle ?

Oui, Berlin est multiculturelle et multiethnique. Elle se caractérise par sa population constituée de personnes provenant de différents pays mais aussi de différents milieux d’appartenance. En effet, on ne parle pas des Italiens, des Turcs ou des Français, mais, par exemple, du Français qui est artiste.

Comment s’insèrent ces jeunes au niveau professionnel dans le contexte allemand ?

Ils viennent tous à Berlin parce qu’ils sont attirés par le mythe et par le fait que ce soit la capitale. Cependant, elle n’offre plus beaucoup d’opportunités pour ces jeunes. En effet, celui qui veut avoir un emploi un peu stable ne vient pas à Berlin ; il va à Stuttgart, à Munich ou à Francfort où il y a BMW, Mercedes, l’aéroport et où il y a du travail. D’après les statistiques, aujourd’hui, tous les six mois, entre 800 et 1.000 Italiens arrivent à Berlin. Il y a aussi un taux élevé de retours. De plus, il y a une forte proportion de travail au noir. En effet, on constate aujourd’hui que sur 20.000 Italiens seulement 4.500 ont un travail régulier, c’est-à-dire stable. D’autre part, les secteurs d’activité qui ont connu une augmentation de l’emploi des Italiens sont souvent les plus modestes de l’économie : la gastronomie, le commerce au détail, et également ce nouveau secteur qui est celui des call centers. Il y a eu un transfert du call center de Milan à celui de Berlin où beaucoup de ces jeunes travaillent. La gastronomie offre également des postes, mais elle ne peut plus absorber tous ces jeunes. Par ailleurs, beaucoup ont un projet de vie et utilisent ces petits boulots dans la gastronomie et dans les call centers pour les financer. Ces projets concernent surtout les métiers proposés par les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication ; par exemple, ils ont créé des blogs et des journaux italophones pour informer les jeunes qui arrivent. En résumé, il y a les emplois pour survivre et les projets pour son développement intérieur et personnel.

Dans plusieurs de vos publications, vous parlez d’une économie dite ethnique. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ? Dans quelle mesure concerne-t-il les Italiens qui vivent à Berlin ?

Cela concerne les entreprises des travailleurs indépendants d’origine étrangère qui créent une économie de complément, une économie de niche qui sert à leur propre groupe ethnique. Par exemple, les Turcs, très présents à Berlin, vendent des produits alimentaires qu’on ne trouve pas dans les magasins allemands. Pour les Italiens, au contraire, il y a toujours eu une économie de niche à Berlin, dans le sens où c’était plus un service pour la population autochtone, avec les restaurants et les magasins spécialisés. On peut presque dire qu’il existe une forme de division ethnique de l’économie ethnique : les Turcs sont très présents en tant que vendeurs de légumes, tandis que les Italiens le sont dans la gastronomie et les boutiques de spécialités. De cette manière, un processus identitaire est en train de se créer. En Italie, les Italiens sont toujours un peu divisés au niveau régional. Alors qu’ici, désormais, de part cette spécialisation ethnique, ils sont devenus les Italiens. En effet, on dit « Je l’ai rencontré chez l’Italien ». L’Italien désigne le restaurant italien.

Pour revenir à l’intitulé de la journée d’étude pendant laquelle vous tiendrez votre conférence, que répondriez-vous personnellement à la question « La nouvelle migration des jeunes italiens : crise économique ou crise identitaire ? » ?

Il ne s’agit ni seulement d’une crise identitaire, ni seulement d’une crise économique. La crise économique peut inciter ces jeunes à quitter l’Italie parce qu’elle ne leur offre plus d’opportunités et, se sentant Européens, ils décident de se déplacer dans un contexte européen. A ce moment-là, la crise identitaire arrive avec l’élargissement du contexte d’identité d’une personne au contexte d’identité européenne. Cela pourrait aussi être un mécanisme, un processus.

 

Propos recueillis par Maud Boivin et Clotilde Gatinel

Interview du jeudi 12 décembre 2013